une journée de la fin d'été
une journée très chaude
une journée très belle
c'est le temps des foins
et les foins sont faits
c'est la fin d'une époque
avec des chevaux
pour le dernier été
deux chevaux qui suent et qui sentent
mais si vous ne le savez pas
un cheval qui sue et sent
c'est un parfum
fort
mais parfum tout de même
je suis sur la charrette avec Marielle
c'est une grande elle a au moins seize ans
et elle est extrêmement blonde
on reçoit les bailes et on les place
ça sent bon ça pique c'est fatigant
sur l'autre charrette Lucille travaille seule
elle c'est une vieille
je pense qu'elle a au moins vingt-deux ans
et elle a un horrible fiancé qui travaille en ville
monsieur Léger et ses deux garçons
nous lance les bailes
et font avancer les chevaux avec les charrettes
les gars sont torse nu
mais monsieur Léger
je sais pas comment il fait
est tout est habillé
avec une chemise et une casquette
et il est infatigable
et il ne boit presque jamais
il m'étonne et m'émerveille
il sait l'heure sans avoir de montre
il déclare : midi s'en vient ! allez préparer l'dîner !
les filles s'en vont vers la maison
monsieur Léger dit : tu peux y aller toi aussi
et il me fait un clin d'œil
et je suis très gêné
parce que je sais qu'il sait que je n'aime rien autant
qu'être avec Marielle et Lucille
que j'aime toutes les deux
que j'aime sans arrêt
Marielle est blonde Lucille est noire
Marielle est toute douce Lucille est raide
Marielle me demande de faire
je sais pas de remplir le pichet d'eau fraîche
Lucille m'ordonne de couper du pain
je coupe le pain
je vois Lucille par la fenêtre dans le potager
en les choisissant soigneusement
elle cueille les plus grosses tomates
et quelques concombres
et les amène à la table
les tomates sont toutes chaudes
Lucille et Marielle font des sannouiches aux tomates :
du pain
le pain de Lucille
du beurre
le beurre de la crème de leur vache
de grosses tranches de tomates ensoleillées
du sel du poivre
une batche de sannouiches
à part pour monsieur Léger
avec beaucoup beaucoup de poivre
Marielle éternue en les poivrant
tellement elle en met
parce que c'est comme ça qu'il aime
ses sannouiches aux tomates
des concombres
de l'eau fraîche
c'est tout
les hommes arrivent
on va s'asseoir dans l'herbe
à l'ombre de la maison
et on mange les sannouiches aux tomates
et elles sont tellement bonnes
que j'en ai envie de pleurer
parce que quelque chose en moi sait
que pour tout le reste de ma vie
quand je mangerai une sannouiche aux tomates
je m'ennuierai de celles-là
qui règnent au milieu de mon amitié
pour les gars
de mon amour pour Marielle et Lucille
de mon respect pour monsieur Léger
de mon émerveillement
devant la simplicité du bonheur
quand le plaisir d'être
engloutit toutes circonstances
dans la gloire de l'instant
et parce que je me doute bien
que c'est de cette nourriture
que je serai gourmand toute ma vie
et là
ma sannouiche aux tomates
à la main
je voudrais que le temps s'arrête
et que je demeure ainsi
tout ptit dans mon amour immense
Michel Garneau, « Les sannouiches aux tomates », Choix de poèmes (pas trop longs), L’Oie de Cravan, 2019, p. 84 à 87.