je t’écris en retard sur la vérité
les feuilles mortes c’est le temps
qu’aura mis la noirceur pour sécher
dans l’œil percé du cœur ce corps
étranger qui nous regarde
dormir pareils aux arbres
de l’autre enfer nous forêt
surpeuplée mal grandie
aux souches injectées
de soleil et de marbre
sains et saufs au terme
du premier hiver le reste
de nos vies enterré creux
avec la jeunesse et la maîtrise
du feu c’est nous enracinés
les uns aux autres parmi les saints
d’une maladie ancienne qui couvons
le germe du vrai fléau c’est peu mais
je t’écris avant de ne plus savoir
pourquoi pour qui nos chaînes
ce qui pousse où l’air retombe
la mort dans l’arbre de tous les canifs
dans le trou creusé par la langue
ce qui parle à travers nous
par-dessus le sang les os
bien avant la prière enfoncée
dans la gorge des mourants
ce qui tombe du ciel en avance
sur la mer et la saison des feux
a l’arrière-goût terreux des rémissions
C’est la même douleur fraîche
que l’enfantement les mots prélevés
lentement à l’envie de vivre
la même odeur de fonds marins
enfoncée par la pluie sur le crâne
des bébés quand je t’écris
avec la peur de cent mille âmes
dans les lignes de la main
comme un évangile du rien
ou les rêves de morphine
je demande grâce aux inoculés
pour les cendres et la masse de l’air
la saleté a pris le chemin des hommes
en un éclair l’ascension des lépreux
au ciel qui gouverne et la misère
grimpante par la bouche des maîtres
à ceux qui ramasseront les ailes
des oiseaux j’écrirai demain
pour les autres à la peau refermée
je prierai peut-être moins les mots
Une voix affolée vers l’autre « in vivo », dans la vie.
1. Le poème s’élabore sous la forme d’une longue lettre écrite d’un seul souffle et sans ponctuation. Quelles sont les impressions/sensations qui se dégagent du recours à un tel dispositif ?
2. Une certaine urgence de s’adresser à l’autre émane du poème, dans le constat affolé de la fuite du temps. Quels champs lexicaux s’imposent au fil des vers pour appuyer cette même urgence ? De quel(s) « retard(s) » est-il question dans le poème ?
3. Le procédé de l’enjambement et du rejet (les mots qui complètent le sens d’un vers se retrouvent au vers suivant) traverse le poème tout entier. Quel effet ce procédé crée-t-il au niveau du sens et du rythme ?
4. Que pouvez-vous dire du « je » et du « tu » qui se rencontrent et s’éloignent au fil des vers, dans le poème ? La volonté intime de porter sa voix vers l’autre témoigne-t-elle d’angoisses et de préoccupations plus vastes, existentielles, métaphysiques ?
5. Travaillez votre compréhension de la tonalité et de la structure de ce poème en jouant avec la disposition des cinq strophes composées de 10 vers chacun de ce poème en lisant, dans l’ordre et le désordre, chacune des parties. Quel débit, quel ton de lecture, vous semble le plus adéquat ? Pensez-vous qu’il y aurait matière à effectuer une lecture-chorale de ce poème (à plusieurs voix). Expliquez.
Activité d’écriture
Travaillez la forme épistolaire dans le poème. Imposez-vous quelques contraintes (nombre de vers et de strophes/champs lexicaux/figures de style) et à l’instar de la poète, essayez de partir d’une adresse intime à l’autre pour exprimer des considérations plus vastes sur des thèmes universels. Quelles difficultés rencontrez-vous ?
Liens utiles
- Article de Hugo Beauchemin-Lachapelle sur le recueil In Vivo et la maison d’édition Poètes de brousse paru le 26 janvier 2013 : Kim Doré, In Vivo, Naître naufragé
- Article de Hugues Corriveau paru dans Le Devoir le 23 janvier 2013 : Poésie - Kim Doré au coeur du vivant.
- Vidéo de Tout à coup la poésie où Kim Doré interprète son poème « Éphémérides » :
Kim Doré, « Je t’écris en retard… », In vivo, Poètes de brousse, 2012.