Fès, mamie
mon imprécatrice chauve
aux talons gercés dans la boue de l’hiver
ma folle aux dix chats sataniques
aux douze tortues pieuses
mon irrésistible défunte
au suaire de basilic
taché du premier sang de la vierge
ma mendiante sous l’auvent
de la « Boutique du prophète »
ma lavandière
ma tamiseuse
ma savetière
ma rouleuse de semoule
ma brodeuse
ma distilleuse
ma sellière
ma marieuse
ma dinandière
ma passementière
ma tisserande
ma babouchière
ma youyoutière
ma liseuse de bonne aventure
ma masseuse
ma rebouteuse
ma tatoueuse
de harqous et de henné
ma musicienne
ma conteuse
ma datte fourrée
au cheveu de la possession
mon herboriste
ma vendeuse d’œufs d’autruche
et de poils de souris orpheline
ma guérisseuse
ma gardienne de colombiers
et sanctuaires
ma planche coranique
et mon calame brisé
ma flagellante
mon amour mystique
se brûlant la main pour s’éprouver
et ne pas s’avouer
toi ma lointaine
ma recouverte du voile écrit
et des grandes eaux
de la nouvelle barbarie
Fès de nul terroir
poussée ainsi qu’une caravane de gitans
vers le large incrédule
échouée sur le roc
sommée d’apprendre le dur métier
des navigateurs
Abdellatif Laâbi, « Migration », Tous les déchirements, Paris, Messidor, 1990.