Grotesques

Leurs jambes pour toutes montures,

Pour tous biens l’or de leurs regards,

Par le chemin des aventures

Ils vont haillonneux et hagards.

 

Le sage, indigné, les harangue ;

Le sot plaint ces fous hasardeux ;

Les enfants leur tirent la langue

Et les filles se moquent d’eux.

 

C’est qu’odieux et ridicules,

Et maléfiques en effet,

Ils ont l’air, sur les crépuscules,

D’un mauvais rêve que l’on fait ;

 

C’est que, sur leurs aigres guitares

Crispant la main des libertés,

Ils nasillent des chants bizarres,

Nostalgiques et révoltés ;

 

C’est enfin que dans leurs prunelles

Rit et pleure — fastidieux —

L’amour des choses éternelles,

Des vieux morts et des anciens dieux !

 

— Donc, allez, vagabonds sans trêves,

Errez, funestes et maudits,

Le long des gouffres et des grèves,

Sous l’œil fermé des paradis !

 

La nature à l’homme s’allie

Pour châtier comme il le faut

L’orgueilleuse mélancolie

Qui vous fait marcher le front haut,

 

Et vengeant sur vous le blasphème

Des vastes espoirs véhéments,

Meurtrit votre front anathème

Au choc rude des éléments.

 

Les juins brûlent et les décembres

Gèlent votre chair jusqu’aux os,

Et la fièvre envahit vos membres

Qui se déchirent aux roseaux.

 

Tout vous repousse et tout vous navre,

Et quand la mort viendra pour vous,

Maigre et froide, votre cadavre

Sera dédaigné par les loups !

Référence bibliographique

Paul Verlaine, « Grotesques », Poèmes saturniens suivi de Fêtes galantes, Paris, Le livre de poche, 1961.

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