Les amis inconnus

Il vous naît un poisson qui se met à tourner

Tout de suite au plus noir d’une lame profonde,

Il vous naît une étoile au-dessus de la tête,

Elle voudrait chanter mais ne peut faire mieux

Que ses sœurs de la nuit, les étoiles muettes.

 

Il vous naît un oiseau dans la force de l’âge,

En plein vol, et cachant votre histoire en son cœur

Puisqu’il n’a que son cri d’oiseau pour la montrer.

Il vole sur les bois, se choisit une branche

Et s’y pose ; on dirait qu’elle est comme les autres.

 

Où courent-ils ainsi ces lièvres, ces belettes,

Il n’est pas de chasseur encor dans la contrée,

Et quelle peur les hante et les fait se hâter,

L’écureuil qui devient feuille et bois dans sa fuite,

La biche et le chevreuil soudain déconcertés ?

 

Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche

Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux,

Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres

Et loge dans son cœur d’étranges battements

Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus.

 

Et vous, que faites-vous, ô visage troublé,

Par ces brusques passants, ces bêtes, ces oiseaux,

Vous qui vous demandez, vous, toujours sans nouvelles ;

« Si je croise jamais un des amis lointains

Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ? »

 

Pardon pour vous, pardon pour eux, pour le silence

Et les mots inconsidérés,

Pour les phrases venant de lèvres inconnues

Qui vous touchent de loin comme balles perdues,

Et pardon pour les fronts qui semblent oublieux.

Référence bibliographique

Jules Supervielle, Choix de poèmes, © Éditions GALLIMARD.

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