Biographie
Salah El Khalfa Beddiari a d’abord travaillé en tant que professeur de sciences physiques et de chimie, puis en tant que professeur de français langue seconde pour ensuite fonder le Centre canadien d’échange linguistique, les JLD (Journées du livre de la diaspora) et la maison d’Édition Beroaf. Président de l’association des auteurs de la diaspora arabe et berbère (ADAB), il a à son actif une dizaine de livres : poésie, récits et romans. La poésie de Beddiari se présente en vers et en prose et se manifeste parfois en aphorismes. La préservation de la dignité humaine, la lutte contre le racisme et contre la pauvreté et la précarité au sens propre et au sens philosophique du terme habitent les textes de Beddiari. Il explore la dualité qui l’habite, entre attachement et détachement par rapport aux origines, entre appartenance et renoncement aux croyances, entre engagement et désengagement vis-à-vis des causes qu’il a déjà défendues.
Entrevue
Oui, je lisais beaucoup de poésie, mais surtout la poésie classique française et arabe.
Oui, celui-là, il vient du 12e siècle, d'un poète mystique andalou.
Je suis le feu tapi dans la pierre,
Si tu es de ceux qui font jaillir l'étincelle,
Alors frappe!
J'ai commencé à écrire de la poésie en exil, vers 1994 ou 1995 lorsque j'étais aux États-Unis.
Je me suis accepté comme poète lorsque j'ai publié mon premier recueil de poésie chez les éditions de l'Hexagone en 2000.
Voici « le travail » d’un poète dans mon cas.
J’ai un vers dans la tête, en fait, c’est une idée d’un vers, une sorte d’un vers en gestation et en devenir, il est encore embryonnaire. Je pense à lui depuis plusieurs jours, c’est pour le déclamer au festival de poésie de cette année, surtout, me semble-t-il, qu’il sera neuf, original, spécialement conçu pour l’événement, il sera beau, grand, profond, brillant, intelligent, vif et coloré même dans sa phase de formation, il se présente tel un héros, déjà, fort éloquent, fort élégant, prémisses d’un destin hors du commun, il sera le vers avec un v majuscule, j’entrevois, et je le pressens, le succès qu’il aura parmi ses pairs et parmi les amoureux des vers, il fera un malheur dans les grandes métropoles, il ne laissera personne indifférent.
L’idée de ce vers habite depuis quelques jours les hauteurs de mes méninges, elle est la petite lumière au-dessus de mon lit, celle qui me permet de lire et d’écrire et même de rêver, de voir et d’observer quand je plonge dans mes pensées. Elle fait irruption dans mon esprit. L’indescriptible animation dans les lobes supérieurs du cerveau, le lien apparemment de la coordination des sentiments et des sensations. Le branle-bas est continuel, permanent sans aucune pause, tous les préposés aux différentes tâches sont à leurs postes.
Elle est la petite pensée du soir, celle libérée des servitudes du jour, la préposée aux plaisirs de la nuit, souple et subtile, elle comprend tout, parce qu’elle est capable de tout deviner, la fatigue, le stress, la frustration, les conflits, les défaites, les illusions, les désillusions, les insatisfactions, etc.
Lorsque je m’allonge dans le lit ou sur le divan, que je m’assoupis, il (le vers) s’approche de la zone grise, son départ est imminent ou son expulsion s’il n’obéit pas ou s’il résiste aux ordres, car il arrive que des idées ou proto-idées, ou pseudo-idées qui se forment dans notre tête refusent de sortir, se révoltent, lancent la désobéissance civile, manifestent contre leur mobilisation. Longtemps décidé par les instances supérieures de mon cerveau, le vers sera renvoyé dans le monde poétique même s’il est encore vert, il murira en cours de route. Mais, il tergiverse et invoque la charte des droits universels pour révoquer la décision.
Sur le rebord de l’idée ou sa genèse, il se tient et se retient de faire le dernier pas pour affronter le monde de la réalité, exprimer son style, sa forme, sa beauté, son bonheur, sa reconnaissance, son indignation, la substance de son étonnement, sa surprise, sa perplexité, la teneur de ses exigences et de ses revendications, montrer ses couleurs et ses ailes, imposer ses vues et ses convictions, proclamer sa joie ou sa colère, clamer ses inquiétudes et ses quiétudes, ses satisfactions et ses insatisfactions, ses penchants et ses inclinations, ses accords et ses réserves.
Mais, je suppose qu’il a peur de l’éphémère. Il craint l’air libre et le vide, sortir pour ne faire que passer, croiser une autre idée, se heurter à une autre, se battre avec un concept présomptueux, cracheur de vérités immuables, peut-être ne rencontrer personne, pas une seule âme, sortir de nuit et ne croiser que des ombres et des silhouettes d’idées, endormies ou blasées d’autres, ivres et titubantes, les confronter ou s’exposer à eux passerait certainement inaperçu et je finirai dans le néant sans avoir rempli aucun idéal. Non, je ne sors pas tout de suite. Je dois prendre un peu plus de consistance et de force et de couleurs, ainsi, parmi les autres idées, dans le concert des concepts, j’aurai au moins de la présence à défaut d’être meneur, au moins faire partie de ceux qui attirent et dirigent les choses. J’attendrai le moment opportun, je le choisirai à ma manière, quand je le jugerai digne de ma présence, je plonge, ce ne sera pas dans le vide alors, mais dans le plein, dans le solide et le concret.
Dès qu’il reçoit l’ordre de rejoindre le front, il fait semblant d’obéir, il s’empresse de se rendre aux avant-postes, sur la ligne de feu, il se cabre à la vue du premier obstacle et rebrousse chemin. Il bloque toutes les issues à l’idée, la déforme, la démonte et la déconstruit. Il se cache dans les recoins d’un neurone, mais il ne cesse de jouer avec les synapses, par ses postures et ses acrobaties, il les fait rire et il les excite, ils commencent (les synapses) alors à s’allumer et à envoyer des charges colorées mettant en danger toute la compagnie.
Ce vers est rebelle, je me suis dit peut-être pas, il est juste un peu tapageur, aristocratique ou excentrique, il sortira bien un jour. Il est par contre, très futé, et très rusé, sur ses gardes et toujours bien éveillé, je le vois, des fois, s’approcher sur la pointe des pieds, très près de la sortie, dans le couloir, il avance lentement jusqu’au seuil de la porte, il regarde à gauche, à droite puis il se retire, flairant le piège, devinant la manigance du cerveau. Je l’ai surpris pas mal de fois, debout comme une sentinelle, se tenant au sommet de la tour de contrôle, chatouillant des embrayons de pensées dans mon esprit et les renvoyant dans leur liquide abiotique par un coup de pied sec et fort dans l’espace. Vous saurez vous débrouiller même dans votre berceau, ironise-t-il. Je le vois aussi comme un rat, pointant son museau en dehors de son trou, flairant à gauche à droite anticipe mon plan, ne touche pas au morceau de fromage et retourne dans sa caverne triomphant en ayant déjoué le piège.
C’est ainsi que je pense quand on parle du « travail » du poète.
« de futurs souvenirs » de Denise Desautels