À Complies

In manus tuas, Domine.

(Office de Complies.)

 

Ton ange a pris le bien et le mal que j’ai faits,

Ô Père, tes moissons exactes sont rentrées.

Les routes de salut se sont enchevêtrées…

Ferme le jour stérile ou plein, bon ou mauvais.

 

Mon âme en vain cherche le fil de sa mémoire

Et se heurte dans l’ombre à des pensers confus,

Démesurés, béants et comme un bois touffus,

Ou si petits que je les perds en la nuit noire.

 

C’est l’heure où lentement des orbites sans yeux

S’ouvrent comme des puits fixes dans les ténèbres,

Où le ver des tombeaux ondoie en nos vertèbres.

Délivre-nous du mal, notre Père des cieux.

 

Aux quatre murs les navettes des araignées

Tissent à petits coups l’ombre en mille filets.

Une à une j’entends derrière les volets,

Une à une mourir les lampes éloignées.

 

Que reste-t-il du soir ? À quand le jour nouveau ?

Sans le savoir vais-je aux ténèbres éternelles ?

Je ne vois rien, plus rien qu’au bord de mes prunelles

Le reflet tournoyant de mon propre cerveau.

 

J’entre dans le sommeil, aveugle et sans défense.

Ô mon Père, voici la clef de ma maison.

Garde tout ce que j’ai, ma vie et ma raison,

Et ta Grâce : le Ciel dont tu me fais l’avance.

 

Bonsoir Père ! J’ai mis mes deux mains dans ta main.

Le sommeil — ou la mort — traverse la nuit brève.

Souffle un peu sur la bulle errante de mon rêve

Pour qu’elle apporte en moi mes roses de demain.

 

Bonsoir Père ! Tes doigts ont scellé mes paupières,

Le sommeil — ou la  mort — s’en vient à pas légers

Et vers minuit m’appelleront douze dangers.

Mais je m’endors sans crainte en chantant mes prières.

 

Car je te sais, ô Père, assis à mon chevet

Et si quelque vertige affole et perd mon âme,

Tu la retourneras vers Toi, comme une femme

Retourne dans le lit son petit qui rêvait.

 

Je ne suis pas un saint, mon Dieu, pour que tu veuilles

Me bercer dans tes bras et chasser mes frissons.

Je ne suis qu’un enfant, je n’ai que mes chansons

Et je ne vaux pas mieux qu’un oiseau sous les feuilles.

 

Et je ne sais pourquoi tu m’aimes... Les chemins

Me mènent tous à Toi, sans lutte, sans secousse ;

Le sommeil — ou la  mort — glisse dans la nuit douce...

Bonsoir Père, reçois mon âme entre tes mains.

 

1908.

Bibliographical info

Marie Noël, Les chansons et les heures, © Éditions GALLIMARD.

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